Les politiques oscillent entre une Tunisie plurielle et une Tunisie exclusivement arabo-musulmane

Le Temps, 05 Mars 2012 
L’historienne franco-tunisienne Sophie Bessis décrypte les crispations identitaires dans la nouvelle Tunisie:
“Le fantasme de la pureté identitaire est un signe d’appauvrissement intellectuel”
Le débat sur l’identité est toujours stérile; on ferait mieux de s’occuper des urgences socio-économiques La question de l’identité a été au cœur de la dernière campagne électorale. En se présentant comme un fervent défenseur de l’identité arabo-musulmane de la Tunisie, le mouvement islamiste Ennahdha a ravivé un vieux débat que l’on croyait clos.
La majorité des partis de gauche n’ont fait que verser de l’huile sur le feu en se présentant comme le gardien du temple moderniste tunisien et en agitant à tout-va l’épouvantail islamiste. Les radicaux des deux camps ont ainsi favorisé l’apparition d’une bipolarisation entre islamistes et modernistes, qui n’avait jusque-là aucune existence dans la réalité de la société tunisienne. Le vote islamiste lors des élections du 23 octobre dernier a, en fait, tout du réflexe identitaire. En plébiscitant Ennahdha, une partie importante des électeurs a surtout voulu tourner la page d’une époque où l’Occident tenait lieu de référence et tenter un autre modèle, jamais expérimenté depuis l’indépendance du pays.
Ces tiraillements identitaires continuent aujourd’hui de marquer aussi bien le débat politique que l’espace public. Le débat sur l’identité est, en effet, présent sous la coupole du palais du Bardo, dans les médias, à l’Université et même dans la rue, où les défenseurs d’une Tunisie exclusivement arabo-musulmane et les partisans d’une Tunisie plurielle paradent les uns après les autres. C’est dans cet «entre-deux » encore incertain, crispé et traversé de tensions entre les diverses polarités que s’est tenu, vendredi après-midi au Club Culturel Tahar Haddad, dans la médina de Tunis, une conférence sur le thème «Qu’est-ce qu’un Tunisien, qui est tunisien dans les discours politiques de l’après 14 janvier 2011? Tentative de décryptage». Organisée à l’initiative de l’Association tunisienne des études historiques (ATEH), cette conférence a été animée par l’historienne franco-tunisienne de confession juive Sophie Bessis.
Fantasme de pureté identitaire dans le monde arabe
Chercheuse associée à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris, Paris), spécialiste de la coopération Nord/Sud, de la géopolitique du Tiers-monde et des questions africaines, Mme Bessis a noté, de prime abord, que les interrogations identitaires qu’on constate depuis la chute de la dictature de Ben Ali ne constituent pas une exception tunisienne ou arabe. «La mondialisation favorise les réactions et les crispations identitaires un peu partout dans le monde. Mais là où le bât blesse c’est que la plupart des sociétés s’orientent vers le multiculturalisme, le monde arabe semble à la recherche d’une pureté identitaire complètement fantasmée », a-t-elle précisé. Et d’ajouter : «en Tunisie, le débat identitaire oppose les défenseurs du caractère arabo-musulman du pays et les partisans d’une Tunisie plurielle ». Deux concepts s’affrontent dans ce cadre : l’identité arabo-musulmane et la «tunisianité ».
Ancienne rédactrice en chef dans plusieurs magazines et revues, dont Jeune Afrique, Vivre Autrement, Le Courrier de l'Unesco…) et consultante auprès d'organisations internationales (Unicef, Unesco) en Afrique, Sophie Bessis rappelle que Habib Bourguiba a tenté d’imposer par pur pragmatisme politique le concept de « tunisanité » qui s’est forgé dans la deuxième moitié du 19ème siècle dans le sillage du développement d’une pensée réformiste tunisienne. Ce concept qui veut grosso-modo dire que la Tunisie est rattachée au monde arabe mais différente par certains aspects permettait, en fait, au premier président de la Tunisie indépendante de contrecarrer les tenants des thèses nationalistes arabes, dont les yousséfistes.
Les défenseurs de l’hégémonie, voire même de l’exclusivité du caractère arabo-musulman de la Tunisie tentent, quant à eux, de gommer de la mémoire collective toutes les autres composantes de l’identité tunisienne et d’imposer une conception extra-territoriale de l’Etat nation, en l’occurrence la oumma islamique. «Ce fantasme du retour à une pureté identitaire est un signe d’appauvrissement intellectuel», s’est inquiété la chercheuse.
Heurts entre l’idéologie islamiste et les exigences de la réalité
Sophie Bessis relève, par ailleurs, une oscillation entre l’identité exclusivement arabo-musulmane et l’identité plurielle de la Tunisie chez les hommes politiques et les intellectuels. « Cela apparaît clairement dans les discours de l’actuel président de la République Moncef Marzouki qui glorifie d’un côté l’identité arabo-musulmane du pays et invite, de l’autre côté, les juifs tunisiens installés en Israël à revenir vivre en Tunisie », a-t-elle noté.
Du côté des partisans de l’Islam politique, on vit à l’heure des heurts entre l’idéologie islamiste et les exigences de la réalité.
«Le parti Ennahdha a été obligé de déclarer que les juifs sont des citoyens tunisiens à part entière et même de condamner des slogans anti-juifs. Seuls les salafistes sont des fervents partisans d’un internationalisme islamiste rigoureux qui récuse toute autre composante de l’identité de la Tunisie. Ce n’est pas d’ailleurs un hasard qu’ils ne reconnaissent pas le drapeau tunisien et le remplacent par un étendard noir », a souligné Me Bessis, qui estime qu’« il n’y aura pas d’égalité entre musulmans, juifs et chrétiens en Tunisie même si on va inscrire le principe de la liberté de culte dans la future Constitution».
L’historienne invite, d’autre part, les politiques et les intellectuels à mettre l’accent sur la multiplicité des appartenances des Tunisiens et à éviter de s’égarer dans les labyrinthes d’un débat identitaire puéril et absurde. «Le débat sur l’identité est toujours stérile.
On ferait mieux de s’occuper des urgences socio-économiques», a-t-elle résumé.
Walid KHEFIFI
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